L’histoire du navire de la Seconde Guerre mondiale qui s'était camouflé en île tropicale pour échapper aux attaques aériennes japonaises

Nous sommes en mars 1942 et le navire néerlandais Abraham Crijnssen navigue en mer de Java. Il est en mission pour défendre ce qui étaient alors les Indes orientales néerlandaises – aujourd'hui connues sous le nom d'Indonésie. Mais quelques jours plus tôt, la marine japonaise avait presque détruit la flotte alliée dont l'Abraham Crijnssen faisait partie. Et tandis que la seule option pour le navire consistait à s'échapper vers l'Australie pour y être en sécurité, son manque de vitesse et d'armement allait le mettre en danger pendant la traversée. Il n'y avait donc rien d'autre à faire que de recouvrir le navire d'une ingénieuse forme de camouflage.

Avant que l'équipage de l'Abraham Crijnssen ne se retrouve à bord d'une île tropicale de fortune, il avait combattu les Japonais. La guerre du Pacifique avait éclaté à la fin de 1941 et le territoire impliqué dans la guerre comprenait les Indes néerlandaises.

La guerre du Pacifique avait commencé après que les Japonais eurent lancé leur attaque surprise sur Pearl Harbor à Hawaï, entraînant les États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale. Cet assaut a eu lieu le 7 décembre 1941, et le président Roosevelt devait la décrire de manière mémorable comme « une date qui vivra dans l’infamie ».

Puis, après avoir frappé Pearl Harbor, les Japonais lancèrent diverses offensives à travers le Pacifique, y compris une attaque contre les Indes orientales néerlandaises. La colonie était considérée comme une cible de choix en raison de sa richesse en ressources naturelles, dont le pétrole et le caoutchouc qui étaient essentiels pour que les Japonais soutiennent leur effort de guerre.

Les Pays-Bas avaient déjà été annexés par l'Allemagne nazie après la capitulation du pays le 7 mai 1940. Malgré cela, le gouvernement néerlandais en exil, basé à Londres, revendiquait toujours sa colonie du Pacifique. En novembre 1941, les Néerlandais envoyèrent donc une force de la Marine royale néerlandaise pour défendre leur possession. Et le lendemain de Pearl Harbor, le gouvernement néerlandais déclarait que la nation était en guerre avec l'empire japonais.

Étonnamment, face à la déclaration néerlandaise, les Japonais ont attendu leur heure, n'entrant officiellement en guerre avec les Pays-Bas que quelques semaines plus tard, le 11 janvier 1942. Mais à ce moment-là, ils se déplaçaient déjà sur le territoire néerlandais des Indes orientales de Bornéo – où ils allaient trouver sur leur chemin une alliance de troupes néerlandaises, britanniques, américaines et australiennes, aussi appelée ABDA.

Outre le contingent naval néerlandais, les forces alliées se composaient de quelques navires britanniques et australiens ainsi que de navires de la flotte asiatique américaine. Les Américains venaient d'être impliqués dans la défense infructueuse des Philippines, échouant alors à endiguer l'attaque apparemment imparable de l'Axe dans le Pacifique. Et, malheureusement, l’ABDA allait aussi être dépassée par l’attaque des Japonais.

Il n'y avait apparemment aucun moyen d'arrêter les Japonais, car ils prenaient systématiquement île après île. Ceci en dépit du fait que leur tactique consistait à n'avancer que dans la mesure où leur couverture aérienne le leur permettait. L'historien Samuel Morison a décrit le mouvement japonais à travers les îles des Indes néerlandaises dans son livre de 1948, The Rising Sun in the Pacific.

« La manière avec laquelle l'avancée japonaise procédait ressemblait à la saisie insidieuse mais irrésistible de multiples tentacules », a écrit Morison. « Comme une grande pieuvre, elle reposait sur l'étranglement de nombreux petits points plutôt que sur la concentration sur un organe vital. Aucun bras n'a tenté de réunir toute la force de la flotte ABDA. Chacun s'est attaché à une petite portion de l'ennemi et, en le paralysant localement, a fini par tuer l'animal en entier. »

Et la flotte ABDA fut sommairement mise en déroute dans une série de batailles navales. La première et la plus dévastatrice d'entre elles pour les Alliés fut la bataille de la mer de Java, le 7 février 1942, qui vit le commandant néerlandais de la flotte ABDA, le contre-amiral Karel Doorman, tué lors d'une victoire décisive pour la marine japonaise. Puis, dans les jours qui suivirent, les Japonais confirmèrent leur avantage dans des escarmouches navales de moindre envergure.

Ainsi, la bataille du détroit de la Sonde allait commencer quelques heures seulement après le succès de la bataille de la mer de Java. Elle fut suivie par la deuxième bataille de la mer de Java quelques jours après la première défaite écrasante de la force navale alliée. Et à la suite de ces attaques, la flotte de l’ABDA était désormais réduite à un seul gros navire de guerre : le vieil USS Marblehead.

Mais alors que les forces de l'ABDA avaient effectivement cessé d'exister, le vieux Marblehead n'était pas le seul navire allié à avoir échappé d'une manière ou d'une autre au carnage. Un autre survivant était l'Abraham Crijnssen - le navire néerlandais que nous avons rencontré plus tôt.

Le titre complet de ce vaisseau de la Marine Royale Néerlandaise était le HNMLS Abraham Crijnssen, l’acronyme signifiant « Navire de Sa Majesté des Pays-Bas » en néerlandais. La majesté en question était la reine hollandaise Wilhelmine, qui vivait en exil en Grande-Bretagne au moment de la bataille de la mer de Java.

L'Abraham Crijnssen avait été construit au chantier naval Werf Gusto dans la ville néerlandaise de Schiedam – en fait une banlieue du grand port de Rotterdam. C'était l'un des huit dragueurs de mines de la classe Jan van Amstel qui avaient été construits pour la marine néerlandaise dans les années 1930. Le navire avait été mis à l’eau depuis le chantier naval de Schiedam en septembre 1936, et était entré en service huit mois plus tard.

Mais de qui exactement le navire portait-il le nom ? Eh bien, Abraham Crijnssen était en quelque sorte un héros naval assez fantasque. Au XVIIème siècle, il avait participé à diverses batailles navales dans les eaux européennes, bien qu'il soit sans doute mieux connu pour avoir conquis le Suriname pour son pays – ce pays devait rester une colonie hollandaise jusqu’en 1975. Crijnssen a aussi joué un rôle déterminant dans la défaite des Britanniques lors d'une bataille de 1667 qui eut lieu dans le contexte de la deuxième guerre anglo-néerlandaise.

Le navire qui portait le nom de Crijnssen, quant à lui, pesait 525 tonnes, 56 m de la poupe à la proue et 7 m de large à son point le plus large. Les deux moteurs alimentant une paire d'hélices lui permettaient d'atteindre une vitesse maximale de 15 nœuds, soit environ 27 km/h. Et il était également armé d'un canon de 60 mm et de deux canons plus petits de 20 mm ainsi que d'un ensemble de torpilles sous-marines.

Ainsi, lorsque les Japonais ont commencé leur attaque contre les Indes néerlandaises en 1941, l'Abraham Crijnssen a été déployé. A cette époque, il était stationné à Surabaya, la principale ville de Java oriental. Après la défaite complète de la force navale alliée, tous les navires survivants ont cependant reçu l'ordre de se diriger vers l'Australie - à 2 000 milles de Surabaya.

Pourtant, alors que l'Abraham Crijnssen était censé faire le voyage au sein d’une petite flottille avec trois autres navires, il est finalement parti seul. C'était une entreprise extrêmement périlleuse, car avec une vitesse maximale de 15 nœuds et tout juste trois canons pour se défendre, le navire était pour le moins vulnérable.

Si un avion japonais apercevait l'Abraham Crijnssen - ou s'il rencontrait des navires ennemis en haute mer - ses chances de survie étaient minces. En fait, la seule façon concevable qu'il avaoit de pouvoir réussir à atteindre l'Australie en sécurité était de le faire sans être vu par les japonais. Mais comment un navire de quasiment 60 m de long a-t-il pu rester caché pendant un si long voyage ?

Il ne faisait aucun doute que le danger encouru par le Abraham Crijnssen était bien réel. Après tout, trois autres navires dragueurs de mines avaient déjà été perdus lors de l'attaque japonaise contre les Indes orientales. L'un avait été délibérément sabordé le 2 mars à Surabaya pour éviter sa capture, et un autre avait subi le même sort le 8 mars.

Le même jour, le dragueur de mines Jan Van Amstel avait été coulé par le destroyer japonais Arashio. Il était donc impératif que le capitaine et l'équipage de l'Abraham Crijnssen se mettent d'accord sur un plan qui maximiserait leurs chances d'atteindre l'Australie.

Et la réponse qu'ils trouvèrent alors consistait à camoufler leur vaisseau. Il est intéressant de constater que le camouflage des navires de guerre était un problème épineux auquel avaient été confrontés les experts, au moins depuis la Première Guerre mondiale. À cette époque, une réponse apparemment contre-intuitive avait été de rendre les navires non pas moins visibles, mais plus visibles !

Cette étrange stratégie datant de la Première Guerre mondiale était connue sous le nom de camouflage éblouissant, et elle avait été imaginée par un Britannique appelé Norman Wilkinson – un homme de la marine qui était aussi un artiste. La marine britannique avait beaucoup souffert aux mains des sous-marins allemands pendant la Première Guerre mondiale, et la Royal Navy était donc désespérée de minimiser les pertes de ses navires, aussi bien marchands et militaires.

En pratique, l’idée de Wilkinson impliquait de peindre des navires dans des couleurs vives avec des formes géométriques fragmentées – rappelant à certains égards l'art cubiste. Ces formes irrégulières, croyait-il, confondraient suffisamment les capitaines de sous-marins pour qu'ils ne puissent pas tirer leurs torpilles avec précision. Et les commandants de l'Amirauté britannique décidèrent que ce plan pour le moins bizarre valait la peine d'être essayé.

De nombreux navires britanniques furent alors peints avec ces motifs étranges, et l'idée se propagea aux États-Unis, où plus de 1 200 navires se virent affublés d’un tel camouflage éblouissant pendant la Première Guerre mondiale. Mais la question de savoir si cette stratégie de camouflage particulière était efficace ou non reste ouverte. Analysant des données parfois contradictoires, les experts ont été incapables de donner une réponse concluante.

En tout cas, l'équipage de l'Abraham Crijnssen n'avait ni le temps – ni vraisemblablement la peinture – pour commencer à redécorer son navire avec une technique de camouflage dont l’efficacité n’était même pas prouvée. Mais ils étaient désespérés, et ce qu'ils ont trouvé était sans doute tout aussi improbable qu’un camouflage éblouissant.

Alors, qu'ont-ils décidé de faire ? Ils ont élaboré un plan astucieux pour que leur navire ressemble exactement à une petite île du Pacifique. L'Abraham Crijnssen a donc jeté l’ancre sur la première île qu'il a rencontrée. Et, une fois amarrés, les 45 membres d'équipage se sont mis au travail.

En utilisant tous les outils à portée de main, les hommes, peinant sous l’intense chaleur tropicale, coupèrent toute la végétation qu'ils pouvaient, puis emportèrent le tout sur le navire. Là, ils recouvrirent le bateau de branchages et de feuilles. Les parties du navire non couvertes par le feuillage furent peintes en gris pour donner l'impression d'affleurements rocheux au milieu de la végétation luxuriante de la jungle.

Puis, une fois que l'équipage eut terminé son travail, l'Abraham Crijnssen ressemblait autant que faire se peut à une île tropicale. L'idée n'était pas aussi farfelue qu'il y paraît au premier abord. Il y a après tout quelque 18 000 îles parsemées dans les eaux de la mer de Java, dont beaucoup sont couvertes d'un épais feuillage de jungle.

De plus, comme ces îles existent dans toutes les tailles et toutes les formes, au moins certaines d'entre elles auraient pu correspondre aux dimensions d'un dragueur de mines de la Seconde Guerre mondiale. Mais, bien sûr, la stratégie de la marine néerlandaise était un peu plus sophistiquée que de simplement déguiser le navire en île tropicale. L'Abraham Crijnssen allait aussi veiller à ne pas naviguer au large pendant les heures de jour.

L’idée était qu’au lever du soleil, le navire resterait solidement amarré au bord de l'une des vraies îles. Et, comme les photographies le montrent, cette tactique consistant à se fondre dans le paysage était étonnamment efficace, car seule une inspection de très près aurait pu révéler le pot aux roses.

Finalement, après ce qui a dû parfois être un voyage ahurissant de huit jours, l’Abraham Crijnssen atteignit finalement la sécurité du port australien de Fremantle. Il arriva le 20 mars 1942 et fut le dernier navire à échapper aux forces japonaises dans les Indes néerlandaises.

Mais ce n'était en aucun cas la fin de la guerre pour l'Abraham Crijnssen, car il fut par la suite mis au service des Australiens. Désormais connu sous le nom de HMAS Abraham Crijnssen – dont l’acronyme signifie His Majesty's Australian Ship – le navire rejoignit officiellement la marine nationale en septembre 1942.

Et le lieutenant Arthur Irwin Chapman prit le commandement de ce qui était devenu un navire d'escorte anti-sous-marin. Quelque trois décennies plus tard, Chapman devait se rappeler le moment où il est arrivé à son nouveau navire en s’appuyant sur deux photographies encadrées : l'une du roi britannique George VI, l'autre de Rita Hayworth « dans un déshabillé noir très séduisant ».

« Dans l'intérêt de la bonne volonté internationale, il a été convenu que des portraits de la reine Wilhelmine des Pays-Bas resteraient accrochés dans les quartiers du Crijnssen, et ainsi le roi George fut installé dans ma cabine, » Chapman ajoutait. « Il a été convenu, cependant, que Mlle Hayworth était digne du statut de carré des officiers, et elle a été installée sur la cloison en face de la reine Wilhelmina. »

Mais l'Abraham Crijnssen et les marins hollandais et australiens qui composaient son équipage ne connurent pas que des bons moments. Pendant un service d'escorte, le 26 janvier 1943, l'équipement sonar du navire sembla indiquer un sous-marin ennemi à seulement 700 mètres. On se rua vers les postes de combat, et les salles des machines du Abraham Crijnssen reçurent l'ordre d’aller en avant à toute vitesse.

Le navire lança ensuite deux de ses torpilles sous-marines, calibrées pour exploser à seulement 15 m sous la surface de la mer. Celles-ci furent suivies par d'autres charges, qui explosèrent à 30 m. Mais alors que les guetteurs virent par la suite des détritus à la surface, personne n'observa de preuve définitive d'un sous-marin abattu.

L'Abraham Crijnssen avait subi quelques dommages à sa poupe durant l’attaque, bien qu'il ait heureusement pu retourner à sa base de Sydney pour des réparations. Et plus tard, Chapman expliqua ce qui s'était passé : « Le Crijnssen n'avait pas pris une vitesse suffisante par rapport à sa vitesse de patrouille, et deux torpilles sous-marines fixées à 15 m secouèrent gravement la section arrière, l’abimant en de multiples endroits, arrachant les interrupteurs et les installations électriques, et fracturant plusieurs tuyaux de moindre importance. »

Et Chapman de poursuivre : « La reine Wilhelmina s'est écrasée sur le pont, le roi George était follement suspendu à une vis, mais Mlle Hayworth était quant à elle complètement en sécurité. » Heureusement, le navire ne semblait pas souffrir de problèmes sérieux et il retourna donc dans la marine néerlandaise en mai 1943, continuant son rôle d'escorte pour le reste de la guerre.

Puis, une fois la paix venue, l'Abraham Crijnssen fut impliqué dans des tentatives finalement infructueuses de refuser l'indépendance aux Indes néerlandaises. En 1960, il est devint un navire-école avant de finalement déménager dans sa maison actuelle, à savoir le Musée de la marine néerlandaise. Et à ce jour, le navire reste presque certainement le seul engin de son genre à avoir survécu à la Seconde Guerre mondiale en se faisant passer pour une île.